
REVUE
"PLUMES À POILS"
Textes choisis 2005-2006
"Plumes à poils" est une revue éphémère, créée par Nicolas Marchal en 2004, qui a eu la chance de voir imprimer une dizaine de numéros thématiques. Avec son tirage restreint, cette revue auto-éditée se donnait un air de liberté alternative.
Le poil en retard et les deux plumes
Cath B.
Ce qu’on ne voit pas, c’est ce qu’on ne veut pas voir. C’est par exemple la mouette qui vient de passer dans le coin supérieur gauche de la toile. Vous ne l’avez pas vue ? Mais si ! Là, juste sous vos yeux, à l’instant… Un moment de distraction de votre part a suffi. Quand vous redressez la tête, c’est évidemment pour ne rien voir. Juste un poil en retard ! Mais heureusement assez tôt pour pouvoir contempler l’atterrissage des deux plumes parachutées par le volatile lors de son bref passage.
Pfffffffffft ! La première plume vient mourir sur l’écume de notre mousseuse mer du Nord. Vous ne la voyez pas, cette première plume, car elle boit actuellement la tasse dans un bain de sel marin. L’idiote ! Elle ne sait pas nager… Écoutez-la ! Écoutez-la donc mourir ! Sa gorge suffocante émet de pitoyables glouglous de plume agonisante. Jouissez ! Jouissez de cette agonie, comme l’enfant jubile quand craquelle la coquille de l’escargot sous son pied.
Pfffffffffft ! La seconde plume s’adosse à la toile. Elle est restée engluée dans une tache de peinture encore fraîche, résultat d’un coup de pinceau trop nerveux de l’artiste qui est allé heurter le dos de la toile. Vous ne la voyez pas ? Mais si ! Là, quand vous retournez le tableau, juste au-dessus de l’agrafe rouillée. Du blanc de la plume, il ne reste rien. Absorbée dans un liquide rouge, elle s’est métamorphosée en une sorte de caillot de sang mal coagulé. Regardez-la ! Regardez-la donc mourir ! Elle se débat en vain pour échapper à cette glu huileuse qui la retient. Jouissez ! Jouissez de cette agonie, comme l’enfant qui attend patiemment que se recroquevillent les pattes de l’araignée qu’il est en train de noyer.
Jouissez, car il sera bientôt trop tard.
Demain, vous ne serez déjà plus qu’une ombre décrépite n’écoutant plus que vos os grincer. Demain, vous ne serez déjà plus que cette odeur rance qui écœure les autres d’avoir trop sué.
Dernier acte
(Monologue en un seul acte)
Cath B.
À tous nos petits vieux qui ont été
À ceux que nous serons tous demain
Temps et lieu
Ça se passe dans une chambre sombre et froide, par une chaude après-midi d’été. La chambre se trouve juste en face de la chapelle tout au fond du couloir, au rez-de-chaussée de la maison de repos. Nous y sommes tous les quatre alités côte à côte dans la pénombre, entourés du parfum des lys qui embaument la pièce. C’est une journée polluée de canicule comme nous en avons régulièrement en avril depuis quelques années. Une de ces journées où il n’y a dehors pas l’ombre d’une molécule d’air. Une de ces journées où seule la puanteur qui émane de nos aisselles suintantes arrive jusqu’à vous, masquant l’odeur de poussière, de naphtaline et de parquet ciré qui meublait jadis vos souvenirs d’enfance. Écarquillant avec désespoir vos narines à la recherche d’un quelconque souvenir olfactif, vous les resserrez aussitôt au contact de notre sueur rance, dure et réelle. Écœurés, vous écourterez comme toujours votre visite mensuelle. C’est que, vous le savez, votre enfance s’est enfuie avec notre vie d’antan.
Personnages
Elisabeth – Chambre 101
81 ans
A été sage femme.
Veuve de Jules, boucher.
Sœur cadette de Pierre qui occupe la chambre d’à côté.
A encore toute sa tête, mais ne s’est jamais remise de la mort de son mari. Est ainsi toujours à parler avec le fantôme de Jules, qu’elle entend même ronfler la nuit. Lui reproche d’aller fumer en cachette dans les toilettes de l’entresol.
Activité préférée : le Scrabble, car elle a remporté la semaine dernière le tournoi organisé par l’équipe de soins. Avant, elle détestait ça : c’était toujours Jules qui gagnait.
Pierre – Chambre 102
85 ans
Ancien peintre en bâtiment.
Pas d’enfants. Du moins, à ma connaissance, pas d’enfants qui soient légitimes.
Le coureur de jupons de l’hospice. A toujours voulu conquérir Blanche, qui s’obstine à ne pas lui céder un seul pouce de terrain.
Adore marcher. Il fait les cent pas dans le couloir pendant toute la journée, pour se maintenir en forme et ne rater aucune occasion d’apercevoir derrière une porte mal fermée une de ses co-pensionnaires en tenue légère.
Activité préférée : les soins, surtout quand c’est Charlotte qui s’occupe du change. Pierre, ça le rassure de sentir des mains de jeune femme sur son sexe jadis fétiche, mais désormais postiche. Charlotte, c’est la petite nouvelle qui nous fait tricoter des écharpes à longueur de journée. Il faut nous voir aux séances de tricot ! Il ne nous manque plus que le chignon blanc tiré en arrière, les lunettes sur le bout du nez et le coin du feu crépitant pour coller au stéréotype gentillet de la grand-mère gâteuse de nos contes d’enfance…
Blanche – Chambre 103
76 ans
Vieille fille issue de la noblesse.
Coquette, prétentieuse et nombriliste.
N’a jamais accepté que ses six enfants l’aient placée dans une maison de repos pour pouvoir investir dans le château familial en y aménageant des chambres d’hôtes. Se venge sur le personnel soignant en feignant des crises de somnambulisme : chaque nuit, se retrouve dans un lit qui n’est pas le sien, ce qui provoque l’indignation hurlante du pensionnaire agressé dans son sommeil artificiel. Ne cesse alors de clamer qu’on lui a volé son lit. À ces tapages nocturnes prémédités s’ajoute le petit déjeuner qui doit impérativement être servi au lit, faute de quoi les menaces hystériques de grève de la faim sont mises à exécution sans autre forme de mise en garde.
Possède la plus grande chambre de l’hospice, avec vue sur le parc. Suscite donc la jalousie des autres pensionnaires.
Activité préférée : Les feux de l’amour, à ne rater sous aucun prétexte ! Même le docteur doit prévoir ses visites en fonction de l’heure du feuilleton à la télé.
Marie-Thérèse – Chambre 104
93 ans
Je viens d’intégrer la chambre froide au fond du couloir. Vous savez, la chambre qui se trouve juste en face de la chapelle, au rez-de-chaussée de la maison de repos ? Je déplore ce déménagement forcé et regrette déjà ma chambre douillette du premier étage. Suis néanmoins heureuse d’y retrouver mes trois compagnons de bridge, Elisabeth, Pierre et Blanche, raides de froid et bleus de silence depuis bientôt une semaine. Je vais enfin avoir ma revanche et la jouer, cette fin de partie !
Acte I
Marie-Thérèse – Je me demande s’il n’aurait pas mieux valu mourir hier. Car ce qu’on attend de demain appartient toujours au passé.
FIN
Curetage de sang
à Kèkè, † 25 janvier 2006
Cath B.
Embourbée dans une hémorragie placentaire
Curetée de bas en haut pour un mal embryonnaire
Déchirure du tissu qu’on froisse contre la chair
La plaie est à vif et le cœur en miettes
Ventre ouvert, souffrance étalée sur la place publique
Cuisses fermées, sécheresse des seins et abstinence du pubis
Déchirure du tissu qu’on froisse contre la chair
La plaie est à vif et le cœur en miettes
Froissement du tissu qui déchire l’air froissé
Si tôt happé par le souffle de la vie, essoufflée
D’avoir voulu t’insuffler la vie si tôt ôtée
La plaie est à vif et le cœur en miettes
Sous la déchirure de la plaie encore ouverte, je perds pied, je m’essouffle. Comme amputée d’un membre, je sens inlassablement le froissement fantôme de ton corps fœtal sur ma peau utérine. Ce curetage de sang et la rupture ombilicale qui a suivi ont fait de moi une vierge stérile. Vierge ressuscitée, putain crucifiée par l’inéluctable accouchement de l’être, trop tôt. Je hurle, reviens ! Je t’en prie, reviens... Je perds pied, je m’essouffle, l’accouchement de l’être, trop tôt. Dieu me l’avait donné, Dieu me l’a repris, trop tôt. Reprendre, c’est voler. Je m’essouffle. Où es-tu ? Trop tôt pour voler. Les ailes de mon ange n’avaient pas encore de plumes. Les yeux de mon ange n’avaient pas encore de cils. Déchirure de la plaie encore ouverte, à jamais ouverte. Cicatrice indélébile de la rupture ombilicale, plaie ouverte sur un curetage de sang.
Dans sa bonté infinie, Dieu me l’avait donné une nuit de novembre.
Fier de sa toute-puissante arrogance, Dieu me l’a repris un après-midi de janvier.
Quatre murs
Cath B.
Quatre murs faits de mille planches enchevêtrées pour laisser la moiteur filtrer. Il faut avouer que la baraque n’est pas ce qu’il y a de plus moderne dans ce qui se fait en architecture aujourd’hui. Trois portes et pas une clé pour les fermer. Mais à quoi cela sert-il de qualifier un lieu de « publique » si on en fait une propriété privée ? Vingt et un câbles pour tout un village. Pourquoi se contenter de vingt raccordements téléphoniques quand on peut en avoir un de plus gratuit ? Une journée de huit heures pour un seul paumé assis à son bureau face à des boutons inutiles: moi. Je suis téléphoniste au bureau de poste.
16h58. Alors qu’une étincelle bleue me prévient depuis plus de quatre heures qu’un message urgent est en attente, une étincelle verte apparaît à ma droite pour annoncer un appel entrant. Bon, il va falloir que je réponde, sinon tout va péter dans la baraque. Identifions d’abord le voyant bleu. Qui sait, c’est peut-être un coup de fil présidentiel annonçant un coup d’état ? À moins que ce ne soit le Pape qui, ne sachant plus vers quel saint se tourner, ou plutôt ne sachant plus quel idiot sanctifier, n’aurait rien trouvé de mieux que de bénir de vive voix la pauvre brebis égarée que je suis ? Bon Dieu, pourquoi a-t-il fallu qu’ils nous raccordent au téléphone ? Pour le voyant vert, aucun doute sur son origine, c’est encore le mari de Léonie qui cherche à se débarrasser de sa belle-mère. Tous les jours, à 16h58 précises, il prétexte un appel pour que la vieille se décide à décoller son derrière flatulent du sofa sur lequel quelques auréoles persistent malgré les assauts répétés de Léonie avec son détergent. De 16h58 à 16h59, c’est donc ma minute quotidienne de gloire : « … avec, dans le rôle du héros salvateur des âmes en peine, Honoré, téléphoniste au bureau de poste ! ». Mais ce voyant bleu, qui cela peut-il être ?
Une troisième étincelle, rouge cette fois, jaillit de nulle part, empêchant Honoré de décrocher le combiné. Elle l’atteignit dans l’œil. Puis soudain, plus de tonalité. Rien. Néant. Un moustique fit un rase-mottes sur ses paperasses et se posa sur le rebord de sa tasse de café froid.